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Le Vivant et le Signe
23 mai 2022

Rodéo sur un trou noir (2)

 Le samedi matin, je travaille de six heures à huit heures et demie. Quand j’arrive au dépôt, il n’y a personne. La tournée dont je m’occupe est la plus courte des tournées de nuit, il n’est donc pas nécessaire d’embaucher à deux heures trente comme les autres chauffeurs. C’est la tournée de ville : je fais seulement le tour des treize pharmacies locales.
J’en ai pour une petite demi-heure à charger les caisses rassemblées par clients, réparties en ligne sur le damier au sol du garage. Parfois, quand je suis suffisamment réveillé, je mets de la musique avec mon enceinte portable.

 On commence par les pharmacies du centre. À cette heure-là, il n’y a pas un chat. On va vite. Les pharmacies sont proches les unes des autres. La rue des arcades, pavée, au bout de laquelle on trouve toujours les marchands de légumes qui installent leur étal ; la rue du café de la Perle ; la place des jets d’eau ; le tabac où je m’arrête un samedi sur deux, parfois sur trois, pour refaire mon stock (d’une pierre deux coups). Des jeunes qui rentrent de soirée ; le mec de la Ville qui ramasse les papiers, vide les poubelles publiques.

 Ensuite, on s’occupe des quatre pharmacies qui se trouvent en périphérie ouest, sud et est de la ville. C’est là qu’on voit le ciel, qu’on commence à deviner quel sera le temps de la journée.

 Ce matin-là, il y avait de la brume. Je me souviens que sur le trajet aller, au volant de ma voiture – je n’habite pas en ville, il me faut quinze minutes depuis chez moi – je m’en étais senti consolé de mon réveil difficile. C’était comme un petit sursis de coton.

 En sortant de la ville, je découvrais le ciel gris, l’air humide. Il y avait des nuages massifs, vastes et très bas, et tout de même une luminosité qui traduisait une certaine vigueur du jour naissant.

 Quand on sort de la ville à l’ouest, et qu’on la contourne par le sud, il y a une petite route, après un passage à niveau, qui descend vers le village qu’on doit livrer. De là on voit le village en contrebas et les petites montagnes qui le dominent au-delà, à l’est. Cette fois, elles étaient léchées par des langues de brume, et le ciel pesait bas au-dessus d’elles.

 Le matin, tôt comme cela, j’ai souvent l’impression que le ciel prend toute la place. Que le niveau de la terre où je me trouve n’est qu’une basse-fosse où ne peut se jouer, pour deux ou trois heures encore, rien d’important.

 C’est peut-être pour ça que le travail du samedi matin n’est pas désagréable. D’abord, on ne voit – et n’est vu par – personne. Pas de collègue (même au retour : les autres chauffeurs rentrent seulement de leur tournée peu après qu’on a débauché ; les autres employés n’arrivent que vers neuf heures), et le monde n’est pas encore tout à fait redevenu une scène. On se sent un peu comme le chat de Schrödinger : qu’un collègue arrive plus tôt que prévu et nous trouve, il ouvre la boîte.

 C’est pour ça aussi, à cause des petites affaires que j’avais l’impression de tramer dans les souterrains du ciel, que je fus si frappé par la vue de ces montagnes. J’aurais voulu être à leur mesure, pouvoir les approcher comme on approche un arbre ou une maison. J’aurais voulu que ce ne soit pas une chimère faite de terre et de distance. Je me rêvais en géant pour qui tout n’est qu’espace ; j’aurais voulu habiter, non pas un pays, mais un paysage.

 

***

 

 Je faisais une seconde tournée juste après midi. Le temps était devenu beau, mais il y avait toujours un frisson dans l’air. Une voluptueuse densité. On ne savait pas pour quelle prise l'espace avait l'air tendu comme un filet. La végétation luisait d’un vert émeraude comme des yeux de désir. Dans le ciel, la masse sans forme au matin des nuages paraissait désormais précisément sculptée.

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